Suzanne FLON
Le talent et
l'humilité.
Il arrive que l'on ose
plus se servir de certains mots quand on pense à quelqu'un.
Ils vous semblent avoir été abusivement
utilisés, dévergondés, vidés de leur substance.
Il faudrait en inventer d'autres pour parler
d'un immense talent, d'une humanité profonde, de simplicité déconcertante.
Il faudrait les réinventer ces mots,
pour Suzanne Flon, et ne plus jamais s'en servir que pour elle.
Laurent
TERZIEFF (7 mai 2001)
(extrait de l'hommage rendu par
"Souvenance de cinéphiles"- Puget-Théniers - 2001)
M |
adeleine Renaud a dit d'elle : "Voici mon héritière !"
Peut-il y avoir plus belle spontanéité, plus beau compliment ?
Et combien est-il vrai que Suzanne Flon est la plus grande dame du
théâtre français.
Un visage aigu de "petite souris" selon Chabrol, irradié
de bienveillance, qu'animent des yeux pétillants qui se plissent, qui sourient,
sur un cœur d'une rare noblesse.
D'origine modeste, fille de cheminot, Suzanne Flon naît le 28
janvier 1918 au Kremlin-Bicêtre dans la banlieue sud-est de Paris.
Elle est la dernière des quatre enfants, la cadette entourée de
trois frères. Elle effectue ses études jusqu'au baccalauréat, condition
indispensable aux yeux des parents avant qu'elle ne s'engage comme vendeuse au
"Printemps", l'un des grands magasins de la capitale. Ils auraient souhaité la voir en
institutrice, mais Suzanne n'en ressent vraiment pas la vocation.
De vendeuse, elle devient rapidement interprète grâce à ses
excellentes notions d'anglais.
A 20 ans, elle rencontre Edith Piaf à une réunion d'amis et c'est
ce qui va modifier le parcours de sa vie.
Elle conquiert Piaf par sa simplicité et certainement par ce pétillement
malicieux du regard qui la caractérise.
Celle-ci lui propose sur-le-champ de devenir sa secrétaire. La chanteuse, on le sait est imprévisible et
a des coups de cœur généreux. Ici, ils
tombent bien à propos.
Impressionnée, on ne le serait à moins, Suzanne acquiesce presque
confuse et timide, et suit Piaf dans ses tournées. Elle sera même sa confidente et complice, ce
dont elle se souvient aujourd'hui encore, et surtout d'immenses éclats de rire
partagés.
Sans qu'elle ne s'en rend compte, le climat des coulisses la
pénètre à un point tel qu'elle s'inocule le virus et l'odeur des planches… le
théâtre n'étant pas loin.
Après un passage comme speakerine au casino Montparnasse,
l'impresario de Piaf lui propose d'être présentatrice des programmes à l'ABC et
à Bobino. Elle s'en sort tellement bien qu'elle passe, par après, à
"L'Abbaye" pour y réciter des
poèmes.
En 1942, elle tourne son premier film sous le pseudonyme d'Annie
Lancel, crédité en dernière position au générique de L'ange de la nuit,
qui se déroule dans les milieux estudiantins du Quartier latin. C'est Michèle Alfa qui remplit la mission de
l'ange auprès d'un Jean-Louis Barrault revenu aveugle de la guerre.
Sans jamais suivre des cours d'art dramatique, elle doit à Raymond
Rouleau d'être remarquée lors d'une audition.
Celui-ci l'engage pour Le Survivant, une pièce de l'auteur
lorrain Jean-François Noël (Comédie des Champs-Elysées, 1943).
Suzanne a 25 ans, cette première pièce est un succès et les
critiques sont dithyrambiques.
Dès lors, sa route est tracée, reste à confirmer. Ce qu'elle fait avec la ténacité qui la
caractérise.
Elle enchaîne pièce après pièce, succès après succès. Elle subjugue Jean Anouilh, auteur réputé
esthète et difficile. Pour lui, elle
crée Antigone (Th. de l'Atelier, 1944) et Roméo et Jeannette (au
même théâtre, 1946); et poursuit avec le rôle d'Alarica, princesse de
Courlande, dans Le mal court de Jacques Audiberti (Th. de
Poche-Montparnasse, 1947), une pièce qu'elle joue 1.040 fois !
Ces succès interpellent les
gens du cinéma et Suzanne débute réellement cette fois, cette même année, sous
son vrai patronyme dans Capitaine Blomet, un drame d'amour et de
jalousie de la belle époque (nous sommes en 1910) avec comme toile de fond de
jolis extérieurs tournés sur la Côte
d'Azur. Andrée Feix signe son second
film dont Gaby Sylvia et Fernand Gravey sont les têtes d'affiche. Suzanne n'a qu'un petit rôle, mais la
reconnaissance vient avec Dernier amour, à nouveau un drame de la
jalousie dans lequel elle incarne la sœur et confidente d'Annabella.
Viennent : Procès au Vatican où elle revêt les habits de la
prieure Mère Agnès de Jésus, sœur aînée de Sainte Thérèse de Lisieux;
Moulin Rouge produit et réalisé par John Huston pour compte de la United
Artists, où mannequin parisien elle est la compagne passagère de
Toulouse-Lautrec (superbement incarné par José Ferrer); Tu ne tueras point
de Claude Autant-Lara, en mère d'un objecteur de conscience (magnifique Laurent
Terzieff), un rôle qui lui vaut la coupe Volpi de la meilleure actrice au
Festival de Venise (1961); Un singe en hiver en épouse négligée
par Gabin, fantasque quartier-maître à la retraite et égaré dans les effluves
d'alcool…
Orson Welles la dirige dans son Mr Arkadin en lui confiant
le rôle de la baronne et visiblement satisfait la retrouve pour l'infirme au
pied-bot dans Le procès; avec Le soleil des voyous et Sous le
signe du Taureau elle se retrouve à nouveau en épouse résignée d'un Gabin
qui, par ailleurs, l'estimait beaucoup.
En 1970, Teresa lui vaut le prix de la meilleure
interprétation féminine au Festival de Taormina pour sa remarquable composition
de la femme vieillissante, délaissée, trompée par son mari et qui finit criminelle.
Le film est une brillante adaptation de la pièce de Natalia Ginzburg que
Suzanne avait créée un an plus tôt (Th. 347) sous la férule de Gérard Vergez qui signe les deux mises en
scènes.
Notons aussi Les volets clos, gentille comédie de Jean-Claude
Brialy; Monsieur Klein, énigmatique en concierge équivoque et
apeurée face à un Delon en quête de son homonymie; L'été meurtrier,
magnifique "sono cassée" qui tient tête à l'impudique Adjani,
une interprétation qui lui vaut le César du meilleur second rôle féminin en
1984; En toute innocence, gouvernante et complice de la
mystification montée par Serrault; La vouivre en fermière jurassienne
emportée dans une légende campagnarde couronnée par un second César en 1990; Les
enfants du marais, chronique tendre et nostalgique commentée par sa voix
chaude et dorée, d'une incomparable douceur, celle de Cri-Cri, narratrice de
l'histoire; Un crime au paradis, remake de La poison de
Sacha Guitry; en institutrice retraitée débordante de sollicitude et de
tendresse envers son ancien élève qu'elle n'hésite pas à réprimander et à lui
donner des leçons de morale sans avoir l'air de le faire.
Un itinéraire cinématographique irréprochable, jalonné des plus
intéressantes rencontres : Huston, Welles, Losey, Ivory, Frankenheimer, pour ne
citer que les étrangers. Qui dit mieux ?
Faut-il énumérer la suite de ses récompenses ?
En 1980, elle reçoit le grand prix national des Arts et des
Lettres pour sa carrière au théâtre.
En 1985, le magazine "Télé 7 Jours" lui décerne le
"7 d'or de la meilleure comédienne" pour Mademoiselle Clarisse d'Ange
Casta.
Ses succès grandissants au cinéma ne l'isolent pas des planches.
Que du contraire, l'adéquation est parfaite, elle ne récolte que des
triomphes. Quelques fleurons : La
petite hutte d'André Roussin qui se jouera plus de 1.000 fois (Th. des
Nouveautés, 1948); Le complexe de Philémon de Jean-Bernard Luc (Th.
Montparnasse, 1952) qu'elle emmènera en tournée Karsenty-Herbert; L'alouette
de Jean Anouilh, son rôle préféré, sublime Jeanne aux côtés de
Marcel André en évêque Cauchon (Th. Montparnasse, 1953); La mégère
apprivoisée avec Pierre Brasseur (Th. de l'Athénée, 1957); Un beau
dimanche de septembre d'Ugo Betti (Th. de l'Atelier, 1959); Les doux
dingues de Michel André pour une ronde folâtre (Th. Edouard VII, 1960); Les
petits renards / Little foxes de Lilian Fellman, auprès de Simone
Signoret qui, en outre signe l'adaptation française (Théâtre Sarah-Bernhardt,
1962); Le cœur sur la main, magnifique et émouvante pièce de Loleh
Bellon avec Martine Sarcey, son amie (Studio des Champs-Elysées), etc.
L'Association professionnelle et artistique du théâtre (APAT) lui
décerne deux Molières de la meilleure comédienne.
En 1987, pour Léopold, le bien-aimé de Jean Sarment (Th. de
l'Oeuvre), par ailleurs la toute première cérémonie des Molières présidée par
Jean-Louis Barrault, et en 1995 pour La chambre d'amis, de Loleh Bellon
(Th. de Paris).
Cinq ans plus tard, juste retour de la haute reconnaissance en laquelle
on la tient, c'est elle qui préside cette cérémonie, la 14ème, retransmise
depuis la salle Favart.
En 2002, prix d'honneur du Brigadier décerné par l'association de
la régie théâtrale.
La télévision n'est pas négligée pour autant avec de multiples
participations que ce soit auprès de Jean Richard pour des Maigret, aux Messieurs
les jurés, ou Au Théâtre, ce soir et encore pour, entre autres : Le
nœud de vipères de Jacques Trébouta, Dialogue des carmélites de
Pierre Cardinal, et Le curé de Tours de Gabriel Axel, avec Jean Carmet,
etc.
Cette énumération non exhaustive le prouve, la carrière de Suzanne
est parsemée de rôles de qualité. Alors
que les "standing ovations" sont couramment galvaudées au
point qu'elles ne signifient plus grand chose aujourd'hui, Suzanne Flon est
l'une de nos très rares comédiennes à en mériter une.
Une véritable.
Venant du cœur.
D'autant que son talent est unanimement reconnu par ses pairs et
par le public.
D'autant que malgré son exceptionnelle réussite, elle a su rester
simple et naturelle, modeste et d'une rectitude morale absolue.
Le public, et le sien en particulier, ne se trompe jamais et peut
reconnaître la sincérité des sentiments et chez cette grande dame, cette très
grande dame, il n'y a aucun doute à craindre…
Chère Madame, nous avons eu le grand honneur de vous applaudir que
ce soient sur les scènes françaises, suisses ou belges. A chaque fois, lorsque le rideau rouge se
fermait, nous étions passablement émus, mais surtout nous avions la nette
impression, et mieux la certitude, que durant les trois heures écoulées, vous
nous aviez rendu plus intelligent.
Cela n'est pas le moindre de vos mérites.
FILMOGRAPHIE
1942 L’ange de la nuit, de
André Berthomieu, avec Jean-Louis Barrault.(sous le pseudonyme
d'Annie Lancel)
1947 Capitaine Blomet, de Andrée Feix, avec
Fernand Gravey.
1948 Dernier amour, de Jean Stelli, avec Georges
Marchal.
Suzanne et ses brigands, de Yves
Ciampi, avec René Dary.
1949 La cage
aux filles, de Maurice Cloche, avec Danièle Delorme.
Rendez-vous
avec la chance, de Emile Edwin Reinert, avec Danièle Delorme.
1950 La belle image, de Claude Heymann, avec Frank
Villard.
1951 Procès
au Vatican, de André Haguet, avec France Descaut.
1952 Moulin Rouge,
de John Huston, avec José Ferrer.
1954 Mr.
Arkadin / Dossier secret, de et avec Orson Welles.
1960 Tu ne
tueras point, de Claude Autant-Lara, avec Laurent Terzieff.
1961 Les
amours célèbres, sketch " Agnès Bernauer", de Michel Boisrond, avec
Brigitte
Bardot.
Madame
se meurt, court métrage de Jean Cayrol et Claude Durand, narration.
1962 Mourir à Madrid, documentaire de Frédéric
Rossif, voix uniquement.
The trial / Le procès, de et avec
Orson Welles.
Un singe en hiver, de Henri Verneuil, avec
Jean Gabin.
1963 Château en Suède, de Roger Vadim, avec
Jean-Louis Trintignant.
La porteuse de pain, de Maurice Cloche, avec Philippe Noiret.
The train / Le train, de John Frankenheimer, avec Burt Lancaster.
1966 Si
j’étais un espion, de Bertrand Blier, avec Bernard Blier.
Le soleil des voyous, de Jean Delannoy, avec Jean Gabin.
1967 Le
franciscain de Bourges, de Claude Autant-Lara, avec Hardy Krüger.
La révolution d’octobre, documentaire de Frédéric Rossif, voix uniquement.
Tante Zita, de Robert Enrico, avec Joanna Shimkus.
1968 La chasse royale, de François Leterrier, avec
Ludmilla Mikaël.
Jeff, de Jean Herman, avec Alain Delon.
Sous
le signe du taureau, de Gilles Grangier, avec Jean Gabin.
1970 Térésa, de Gérard Vergez, avec Anne Doat.
Aussi loin que l’amour, de Frédéric
Rossif, avec Michel Duchaussoy.
1972 Les volets clos, de Jean-Claude Brialy, avec
Marie Bell.
Le silencieux, de Claude Pinoteau,
avec Lino Ventura.
1973 Un
amour de pluie, de Jean-Claude Brialy, avec Romy Schneider.
1974 Georges
Braque ou le temps différent, documentaire de Frédéric Rossif, voix
uniquement.
1975 Black
out, de Philippe Mordacq, avec Edward Meeks. (inédit)
Monsieur Klein, de Joseph Losey, avec
Alain Delon.
Docteur Françoise Gailland, de
Jean-Louis Bertucelli, avec Annie Girardot.
Monsieur
Albert, de Jacques Renard, avec Philippe Noiret.
1976 Comme un
boomerang, de José Giovanni, avec Alain Delon.
1979 Pablo
Picasso, documentaire de Frédéric Rossif, voix uniquement.
1980
Quartet, de James Ivory, avec Alan Bates.
Une voix, court métrage de Dominique
Crèvecœur, avec Bernadette Le Saché.
1982 L’été
meurtrier, de Jean Becker, avec Isabelle Adjani.
1986 Dagboek van een oude dwaas / Journal d’un vieux fou, de Lili
Rademakers, avec Derek
De Lint.
Triple sec, court métrage de Yves Thomas,
avec Pierre Arditi.
1987 En
toute innocence, de Alain Jessua, avec Michel Serrault.
Noyade interdite, de Pierre
Granier-Deferre, avec Philippe Noiret.
1988 La
vouivre, de Georges Wilson, avec Lambert Wilson.
1990 Gaspard
et Robinson, de Tony Gatlif, avec Vincent Lindon.
1992 Voyage
à Rome, de Michel Legliney, avec Gérard Jugnot.
1998 Les
enfants du marais, de Jean Becker, avec Jacques Villeret
Je
suis né d’une cigogne, de Tony Gatlif, avec Romain Duris.
2000 Un
crime au paradis, de Jean Becker, avec Jacques Villeret.
2001 Mille millièmes-fantaisie immobilière, de
Rémi Waterhouse, avec Guillaume Canet.
2002
Effroyables jardins, de Jean Becker, avec Jacques Villeret.
La fleur du mal, de Claude Chabrol,
avec Benoît Magimel.
2005 Fauteuils d'orchestre, de Danièle Thompson,
avec Cécile de France.
Joyeux Noël, de Christian Carion,
avec Michel Serrault.
© Yvan Foucart - Les gens du cinéma (13.06.2005)